Pérégrinations de l’homme en fauteuil, sur un fil.
Sans le savoir vraiment, la liberté, la visibilité, la dignité, la normalité, étaient ses principaux désirs pour satisfaire son exigence et son désir de conserver sa place d’être humain dans ce monde. Il tentait, par tous les moyens à sa portée, grâce à sa motivation, sa volonté de compenser et sa recherche de l’ingéniosité technique, logistique et humaine, de persister à vivre comme n’importe quelle autre personne, de demeurer dans la beauté des choses.
Ni plus ni moins, et sans méconnaître les limites naturelles de sa démarche incessante : comme un être humain, qui sait qu’il ne peut pas voler par ses propres moyens, il savait, entre autres, qu’il lui était impossible de courir un 100 m. Il ferait donc autre chose, pour combler ses désirs de vivre.
Il acceptait facilement cela : être patient, tout organiser au millimètre pour être en sécurité, prendre son temps, demander, lorsque cela était nécessaire, une aide, un coup de main, qui lui seraient offerts de bonne grâce et très naturellement.
Le principe général étant : de faire quand même, sans demander l’impossible. Il n’avait jamais été un champion, ce n’était pas maintenant qu’il allait changer.
Fréquemment, il transformait son fauteuil en une façon de jouer, de créer, de s’amuser.
Pas seulement pour transformer cet objet boulet en ami, aussi pour accéder à la légère plaisance de l’enfant que les circonstances ne feraient jamais disparaître en lui, il dansait avec son fauteuil grâce à la dextérité qu’il avait acquise de sa maîtrise du joystick.
L’une des seules manipulations fines et précises qui étaient encore à sa portée.
Pourtant, il avait observé une chose : selon lui, le monde se divisait en deux parties, ceux qui voyaient d’abord son fauteuil et ceux qui le voyaient lui d’abord. Aussi ceux qui ne le voyaient nullement, néanmoins minoritaires et donc facilement ignorables.
Toutefois, il comprenait les personnes qui voyaient d’abord le fauteuil, objet relativement rare, représentant une forme de difficulté, un peu anxiogène, et qui suscitait chez beaucoup le besoin de venir en aide.
Mais, peut-être par vanité, sa préférence se portait sur les personnes qui considéraient sa personne avant l’objet à roulettes. Sans le nier certes mais sans en faire le caractère essentiel de son personnage.
Il lui avait fallu tout de même se forger une forme d’armure face aux fâcheux, rares mais lourdement présents : les intrusifs qui imposent leur aide, les oublieux qui ne le voient ni ne le considèrent, les charitables aux remarques déplacées, les empêcheurs qui pensent savoir mieux que lui ce qu’il peut ou ne peut réaliser, et, bien sûr, et cela était plus facile de les oublier, les totalement malveillants, les méprisants et les rarissimes moqueurs, aux interpellations sublimes de stupidité qui les excluent, de fait, de l’humanité.
Il avait aussi croisé ceux qu’il nommait « Les bienveillants morbides ».
Il les définissait ainsi :
Les personnes bien intentionnées qui, pour son bien et, certainement pêtries d’une bonne conscience révélatrice de leurs faiblesses et de leur volonté de pouvoir sur les supposés vulnérables qui, dans leurs paroles et conseils, tentaient de lui imposer un plafond de verre, une bouée tellement énorme qui l’aurait empêché de faire.
Il avait constaté, mais cela reste empirique, que, avec la pandémie, les bienveillants d’une part et les malveillants d’autre part, étaient plus représentés. La bienveillance avait crû en quantité et en intensité et la malveillance avait suivi le même chemin.
Il avait constaté cela à propos d’autres thématiques, par exemple la couleur de la peau, l’origine, le genre, la pauvreté, en résumé, toutes les caractéristiques qui peuvent poser une difficulté à un moment ou un autre.
En revanche, il concevait que cette perception pouvait ne pas être exacte : avec ce qui le touchait personnellement et avec cette fameuse pandémie, peut-être avait-il développé des réflexes d’observation des comportements plus fins, une forme d’effet loupe.
Il était conscient que cela pouvait être une situation déjà présente dans le passé qu’il n’aurait pas perçu autant.
Frédéric Terrier