Manager

Le 12 juillet 2022, Isabelle Barth, professeure des Universités en management de l’Université de Strasbourg, publiait un article dans le media numérique Huffpost intitulé : « Le management ne fait plus rêver et c’est une excellente nouvelle pour les entreprises. »

Elle fonde cette remarque sur les commentaires dépités de ses étudiants au retour de leurs stages en entreprises. Les jeunes constatent, en effet, que leurs aînés sont aujourd’hui dans l’impossibilité d’exercer leur métier de relations humaines en raison de l’ampleur des tâches administratives, de communication et d’évaluation, qui leur incombent.

Isabelle Barth qui défend une éthique managériale espère convaincre les entreprises que le management requiert du temps et de la disponibilité ; elle souhaiterait que ce métier ne relève pas seulement de l’exercice du « pouvoir » mais aussi du « service ». Elle décrit ainsi cette position d’entre-deux : « Ces managers sont les interlocuteurs au quotidien de leurs équipes, comme ils sont les ambassadeurs de leurs équipes vis-à-vis de la direction, ce qui demande un beau travail d’équilibriste. »

Je ne peux que souscrire à cette conception du rôle d’encadrement et, en m’appuyant sur mon expérience auprès de managers en burn-out, j’ajouterai que cette position d’intermédiaire illustre bien un fait d’observation que la psychanalyse essaie, depuis ses débuts, de circonscrire :  le fait que tout lien social soit une rencontre entre un langage individuel enraciné dans des motivations profondes méconnues de la personne elle-même et un langage collectif dont elle ignore aussi une partie des ressorts et des enjeux conflictuels dont elle est l’objet. C’est donc aussi un équilibre entre deux zones d’ombres, deux champs de forces masquées : la dynamique individuelle de subjectivation et la dynamique collective d’objectivation.

Actuellement, la mission des managers semble se réduire à la transmission verticale de données ascendantes et descendantes sans qu’il soit fait appel à leurs capacités d’ajustement et d’innovation qui permettraient aux langages individuels et collectifs de se rencontrer en dépit de leur étrangeté réciproque.

Le manager ignore les problématiques subjectives des employés mais il en perçoit les signes et les tensions. De même, il ignore le détail des rapports de forces financiers et politiques dont l’entreprise et ses acteurs sont les objets. Il n’est ni « dans le secret des cœurs » ni « dans le secret des dieux » mais il perçoit, dans les langages qu’il doit retransmettre, les signes de la conflictualité structurelle qui constitue la vie d’une entreprise ou d’une institution. Il doit tenir compte, à l’aveugle, de l’existence de ces deux versants de l’inconscient qui sont les deux points de fuite où l’intelligence humaine se perd en conjecture : le mystère des forces de l’intérieur et celui des forces de l’extérieur.

Sous cet angle, la position du manager est exemplaire de toute position sociale qui, selon l’expression de Lacan, produit un « sujet divisé ». La vie humaine est une confrontation permanente de l’individuel au collectif depuis la prime enfance jusqu’aux derniers instants. De faire métier de cette conflictualité ne libère pas le manager des résonnances et des impacts qu’elle provoque sur lui.

L’écoute des professionnels met, effectivement, en évidence les effets de ces impensés dont certains relèvent de la problématique inconsciente individuelle et d’autres de la construction du langage collectif. Alors, comment les professionnels peuvent-ils s’y prendre pour ne pas être pris dans les mâchoires de ces langages antagonistes ?

L’expérience montre que c’est par un travail créatif, par la mise en jeu de formulations nouvelles et de projets nouveaux qui se décalent des oppositions généralisantes pour pouvoir répondre aux enjeux locaux que le manager rend le langage collectif assimilable par chaque langage individuel et réciproquement. On observe en effet que lorsque le langage collectif consent à se nourrir des langages individuels, le travail du manager s’en trouve largement facilité et la vie de l’entreprise s’en trouve dynamisée. Dans cette configuration, les projets prennent un statut symbolique, ils représentent la confiance, la solidité du lien social des employés à leur entreprise ou à leur institution. En termes psychanalytiques, nous dirions que, faute de pouvoir donner au travail ce statut de symbole, les messages du manager prennent une valeur de passages à l’acte, ils décrochent du discours qui fait lien et mettent au jour les jouissances individuelles et collectives.

Le choix des savoirs chargés d’articuler ces éléments de langage au sein des équipes est donc capital. Tous les savoirs ne se prêtent pas à la rencontre du général et du particulier, la plupart construisent des énoncés étanches qui ne s’appliquent qu’en excluant les cas particuliers. C’est la posture de « recherche » qui sauve le plus souvent les équipes soucieuses d’efficacité car elle leur permet d’accueillir le singulier et l’inattendu. Les professionnels peuvent alors proposer des expériences sans pour autant renoncer aux savoirs généraux.

Effectivement, on observe trop souvent un antagonisme répétitif entre les savoirs de référence choisis par les dirigeants de l’organisation et les savoirs d’expérience accumulés par les acteurs. C’est au talent langagier du manager de les rendre compatibles et capables localement de se fertiliser ensemble sur des situations précises. Pour cela, il doit disposer d’un espace de négociation et d’une marge de manœuvre qui lui permette de construire des projets innovants auxquels les acteurs pourront s’identifier.

Les expériences malheureuses qui nous sont relatées montrent que plus le manager souscrit à une idée de transparence des langages plus il risque de perdre la confiance de tous. Il doit respecter l’opacité des impensés en créant des formulations localement pertinentes. L’application pure et simple des directives collectives autant que la transmission brute des propositions individuelles à sa hiérarchie lui font perdre sa place symbolique c’est-à-dire son rôle dans l’élaboration de cette différence entre les langages individuels et collectifs.

Le manager est donc effectivement un « équilibriste » mais pas seulement du fait de la transaction entre la dimension du « pouvoir » et celle du « service ». C’est un équilibriste du non-dit, de l’impensé, ce que la psychanalyse appelle, depuis Lacan, le réel, c’est-à-dire ce qui échappe au langage, à la représentation claire, et qui peut surgir comme symptômes. Le réel de l’entreprise tient au fait qu’elle est fondée avant tout sur des rencontres entre des êtres de langages mais que son travail porte sur des phénomènes qui échappent en partie aux langages.

On peut concevoir le travail élaboré autour d’un manager comme une formation de compromis où les savoirs antagonistes coopèrent à l’invention de projets porteurs d’identification. Ce processus de symbolisation au sein d’un groupe est comparable à celui de la construction du langage subjectif chez un individu qui doit, pour construire son discours, jouer entre les impératifs sociaux et ses propres revendications pulsionnelles. C’est pourquoi, Lacan, après avoir observé les résultats obtenus par son collègue britannique Wilfred Bion auprès des groupes créatifs, avait déclaré : « Le collectif n’est rien que le sujet de l’individuel. »

Nous avons pu constater, effectivement, que les efforts des managers pour survivre à une situation de burn-out allaient dans les deux directions opposées du langage : du côté de leur langage personnel, le repérage des énoncés qui les dynamisent ou les inhibent, et du côté du langage collectif, le repérage des instances et des discours sur lesquels ils peuvent s’appuyer ou pas.

En cela, leurs efforts sont comparables à ceux des personnes victimes d’agression ou des personnes porteuses de handicap : il s’agit, pour eux, de reprendre pieds dans leur existence de manière créative en dépit de la double trahison qui les guette : d’une part, la trahison par le langage qu’ils tiennent à eux-mêmes et qui révèle les désaccords entre leur corps et leur psyché et, d’autre part, la trahison par le langage social qui révèle toute l’ambivalence des constructions socio-historiques.

C’est en écoutant les efforts des managers pour se sortir des mauvais pas dans lesquels leur métier les a conduits que nous avons compris que leur situation n’était pas une situation spécifique mais qu’elle était paradigmatique de la condition humaine contemporaine, du moins pour ce qui est de la fraction hypermédiatisée de la population où le traitement du langage conditionne toute la vie.

La condition humaine est actuellement aliénée par l’inflation exponentielle de langages et de savoirs antagonistes et nous pensons que l’intervention apaisante est bien, comme le pense Isabelle Bath pour les managers, une recherche d’équilibre. Cependant, il faut bien se rendre compte que les forces en jeu ne sont pas toutes présentes à la conscience. Les langages individuels sont constitués de rapports psychosomatiques qui, pour faire barrage à l’angoisse, échappent à la conscience tout comme les langages collectifs sont constitués des élaborations socio-historiques qui peinent tout autant à masquer les angoisses collectives.

Ces observations et ces réflexions nous ont conduits peu à peu à une lecture pluridisciplinaire des situations de détresse contemporaine. Nous préconisons une approche équilibrée entre les quatre disciplines fondamentales en sciences humaines, la biologie, la psychologie, la sociologie et l’histoire, qui ont chacune leur mot à dire sans pouvoir tout dire de chaque situation du fait que leur langage est cloisonné et généralisant. Ce sont d’ailleurs ces conditions épistémologiques du discours scientifique qui obligent à créer sans cesse de nouvelles sous-disciplines ou de nouvelles inter-disciplines pour étudier les situations les plus inédites ou les plus spécifiques. Il en résulte une inflation et une confusion de savoirs où il est devenu difficile de distinguer les limites de pertinence de chaque énoncé. Les processus informatisés de sélection des recherches - qui fonctionnent sur les occurrences de mots - ne nous y aident pas, ils renforcent même les confusions et les pseudo-savoirs.

On comprendra pourquoi nous nous efforçons de construire une épistémologie plus complexe qui soit fondée sur la structure du langage afin de pouvoir repérer et distinguer les énoncés objectivants selon la logique qui découle de cette structure et pour pouvoir y intégrer ensuite le savoir d’expérience dont témoignent les personnes concernées par ces énoncés. Ce savoir d’expérience, forcément subjectif, ne s’oppose pas aux savoirs objectifs, il les anime, les articule, les situe dans leurs limites, les rend compréhensibles et applicables, bref, il humanise les savoirs. C’est donc un enjeu éthique à l’échelle individuelle mais aussi collective susceptible de contrecarrer la tendance des humains à se laisser capter par des énoncés isolés de leur contexte, simplificateurs, totalisants et unilatéraux, au risque d’en être les premières victimes dé-subjectivées.

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