Peut-on avancer sur la question des rapports de la Psychanalyse à la Science ou sommes-nous condamnés à errer dans un dédale pavé de confusions et de ressentiments ?
Habitués de l'émergence de ce débat au cœur des pratiques institutionnelles, nous avons d'abord repéré un socle d'oppositions répétitives entre les quatre sciences humaines fondamentales que sont la Biologie, la Psychologie, la Sociologie et l'Histoire. Ce n'est que dans un second temps que nous avons entrevu la place de la Psychanalyse par rapport à elles.
Des oppositions croisées
Effectivement, nous avons observé, dans les débats, que les sciences humaines fondamentales s'opposaient autour de deux lignes de clivages épistémologiques c'est-à-dire deux lignes nécessaires à la définition de leurs champs. Un premier clivage sépare les savoirs qui traitent des événements et ceux qui traitent des représentations, et un second clivage distingue les savoirs qui traitent de l'individuel et ceux qui traitent du collectif.
Ces distinctions, nécessaires à la rationalité scientifique, se heurtent à une phénoménologie humaine qui ne cesse de les mêler. C’est pourquoi, sur chaque situation, les données scientifiques se télescopent et installent des malentendus aux frontières des disciplines. Pour chaque résultat, la question de savoir « de quoi parle-t-on exactement ? » peut être posée.
Par exemple, nous pouvons citer deux oppositions fréquentes qui, toutes les deux, se repèrent sur le clivage entre les événements et les représentations :
- D'abord, l’opposition entre Biologie et Psychologie qui fait la différence entre les événements qui se manifestent dans le corps individuel et les représentations psychologiques individuelles. Bien que ces dernières soient forcément supportées par des processus biologiques, elles s'en distinguent radicalement du fait qu'elles sont prises dans des processus associatifs et de codages qui échappent au corps puisqu'ils sont liés à l'environnement. C'est la question qui se pose au moment d'interpréter les résultats de tests neurologiques recueillis verbalement et réciproquement, au moment d'interpréter des comportements psychologiques dont on peut supposer un déterminisme neurologique.
- Et l'opposition entre Histoire et Sociologie qui fait la différence entre les événements collectifs et les représentations sociales. Même si celles-ci peuvent être enracinées dans des événements collectifs, elles s'en distinguent épistémologiquement du fait qu'elles sont prises dans des processus d'élaboration, de symbolisation et de transmission indépendants des événements eux-mêmes comme en témoigne la variabilité des réponses collectives à des événements similaires. C'est une question qui se pose au moment d'interpréter des événements collectifs survenus dans un contexte nouveau ou méconnu et réciproquement, au moment de donner du sens à des représentations culturelles comme si elles constituaient seulement des événements liés à l'histoire du collectif et qu'elles n'étaient pas un effet de la vie sociale faite de rencontres créatrices qui animent les individus parfois en rupture avec leur histoire.
Le maintien de ces distinctions constitue une préoccupation éthique majeure car les glissements d'un champ à l'autre font le lit des assimilations qui nourrissent ensuite des processus d’exclusion et de ségrégation.
Nous avons proposé une première figuration de cette structure sous la forme d'un tableau à doubles entrées où se répartissent les quatre sciences humaines.
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Individuel
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Collectif
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Représentations
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Psychologie
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Sociologie
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Événements
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Biologie
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Histoire
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Derrière l’interdisciplinarité : la structure du langage
Pour valider cette hypothèse de structure croisée appliquée à l'interdisciplinarité des sciences humaines, nous nous sommes demandé à quelle réalité elle renvoyait. Or, il apparaît que ce double clivage croisé événement/représentation et individuel/collectif est celui qui structure le langage.
Le langage humain est en effet construit sur ces distinctions. Face à un réel multiple où les registres se mêlent, le langage délimite et institue des champs où il puise des éléments qu'il associera dans ses processus d'élaboration et de transmission en dépit de leur hétérogénéité.
Ainsi, à l'échelle individuelle, les processus langagiers associent des traces biologiques mémorisées à des représentations psychologiques pendant que, à l'échelle collective, les processus langagiers - comme les cérémonies officielles, les écoles, les institutions législatives et judiciaires - créent et maintiennent des associations de sens par un partage imposé des représentations communes.
Le partage du sens se réalise par la mise en correspondance de ces processus individuels psychosomatiques et de ces processus collectifs sociohistoriques. On observe ainsi que, de manière pragmatique, le langage humain sollicite et relie un ensemble de phénomènes qui appartiennent à chacune des quatre sciences humaines. Ce que l’on appelle « un mot » désignera autant l'événement concret supporté par un organisme biologique d'un individu qui le mémorise et l'utilise que les représentations mentales qui en constituent la signification pour cet individu. Mais ce « mot » renverra aussi aux événements qui l'ont inscrit dans l'histoire de la collectivité ainsi qu'aux représentations que ce collectif lui aura associées dans les contextes les plus variés.
La place de l’inconscient
Nous devons à Jacques Lacan la découverte du fait que l’inconscient est structuré comme un langage mais nous pouvons faire un pas de plus en remarquant que l’inconscient, comme le langage, est interdisciplinaire pour la simple raison qu’ils sont attelés à la même aventure mais en tirant en sens opposés.
Quand le langage fonde sa rationalité sur la distinction des registres, l’inconscient en maintient les liens et les confusions produisant ainsi un langage particulier qui présente bien une structure comparable à celle d’un langage mais dans laquelle la confusion des registres est de mise.
C’est pourquoi, dans le langage de l’inconscient, on va rencontrer des éléments biologiques, par exemple des traces laissées par des expériences éprouvantes, qui ne seront pas seulement à concevoir comme des événements pris dans des automatismes mais comme des représentations prises dans des jeux de significations avec l'environnement.
Quand l'inconscient construit un symptôme phobique, par exemple, les données biologiques de l'angoisse associées à des représentations psychologiques traumatiques prennent le masque d’autres représentations prises dans l'environnement socio-historique pour leur faire écran. Ainsi, une sorte de « langage » est établie mais selon un encodage à visée de censure émotionnelle et non pas de partage du sens. C'est pourquoi, seule la psychanalyse, permettra d'en lever la vérité.
On ne sera donc pas étonné de constater que la structure que Lacan a donné au Discours inconscient soit elle-même composée d'éléments appartenant à ces quatre champs hétérogènes investis par les sciences humaines. Même s'il ne s'agit pas d'un codage rationnel et partageable puisqu'elle est régie par une logique d'angoisse et de jouissance, cette structure a bien l'allure d'une structure de langage. Elle fixe des liens de répétition qui vont fonder la manière d'exister d'un sujet en permettant que les accords psychosomatiques dont il est le siège rencontrent, ou pas, les accords sociohistoriques de son environnement.
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Individuel
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Collectif
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Représentations
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Signifiant 1
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Signifiant 2
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Événements
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Sujet barré
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Objet a
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L'inconscient est le reste irréductible qui résiste aux efforts de rationalité des institutions du langage qui, dans l'espoir de faciliter le partage du sens, éradiquent la richesse des associations inscrites dans les rapports psychosomatiques individuels autant que dans les rapports sociohistoriques collectifs.
Une telle conception interdisciplinaire de l'inconscient permet aux psychanalystes de travailler en partenariat avec les sciences humaines et de situer leurs données les unes par rapport aux autres en dépassant leurs oppositions par une référence au discours inconscient du sujet dont on parle.