Les analyses de pratiques et les groupes de parole.
Notre groupe de recherche travaille, depuis l’automne 2022, sur les phénomènes inconscients observables en séances d’analyse de pratiques et dans les groupes de parole.
Ces interventions en petits collectifs sont très demandées par les professionnels du soin et de l’éducation mais aussi par toute personne confrontée à des situations humainement difficiles. Pour autant leur mise en œuvre est toujours délicate en raison de la grande variété des contextes et des attentes. Notre but était donc de décrire précisément les événements qui s’y déroulent pour apprendre à mieux formuler les objectifs, les méthodes et les conditions favorables à leur bon déroulement.
Ce travail nous a conduits à revisiter les théories habituellement convoquées pour penser le travail analytique dans les groupes et, au moment de conclure cette première année de recherche, nous avons réalisé que nous avions dû rapprocher certaines notions dans de nouvelles perspectives pour pouvoir rendre compte de nos observations en particulier sur les effets de contexte.
Nous avons effectué ce travail sans a priori théorique, en utilisant des notions n’appartenant pas forcément aux mêmes héritages analytiques mais dont l’apport s’avérait précieux. Par exemple, nous avons trouvé particulièrement riche le rapprochement de la notion d’espace intermédiaire chez Donald Winnicott et celle de Discours chez Jacques Lacan qui, toutes les deux, évoquent la place de l’inconscient dans le lien social.
Cela a ouvert la voie à d’autres rapprochements entre des notions plus récentes développées à partir de ces concepts historiques. Nous avons articulé par exemple :
- la notion d’entre-deux qui a été développée par Daniel Sibony et Laurence Thouroude à partir de l’espace intermédiaire de Donald Winnicott
- et la notion d’interdisciplinarité de l’inconscient que nous avons, nous-mêmes, développée à partir de celle du Discours de Jacques Lacan.
Nous avions, en effet, été fortement intéressés de trouver chez Laurence Thouroude un usage de la notion d’entre-deux comme « valeur ». Elle la présente, avec l’approbation de son inventeur Daniel Sibony, comme une variable, une qualité de la posture, pouvant manquer mais aussi évoluer dans une relation. Alors que la notion d’espace intermédiaire dont elle s’inspire avait été créée par D. Winnicott pour désigner plutôt le champ dans lequel les événements relationnels surviennent, Laurence Thouroude prend appui sur l’idée de la rencontre pour faire aussi de l’entre-deux une donnée d’observation de la subjectivité en particulier dans le cadre de la relation éducative.
« Dans le concept d’entre-deux, la rencontre occupe une place centrale. Elle est considérée comme une valeur en soi. L’entre-deux en tant que posture éducative comporte, outre la dimension de la rencontre, une autre dimension clairement identifiée et conscientisée : celle de la rencontre avec l’altérité sous toutes ses formes. » THOUROUDE, L. (2022). Prévenir les handicaps et la violence. La posture de l’entre-deux en éducation. Edition Champ social, p. 84.
Cette ouverture de l’espace intermédiaire vers la notion de posture présente, pour nous, une grande pertinence théorique et clinique car la rencontre avec l’Autre est indissociable de la dynamique subjective dans les phénomènes inconscients. Réunir sous le même terme d’entre-deux, le champ de la rencontre et la posture subjective qui s’y déploie peut paraître risqué mais c’est aussi se donner les moyens de ne pas perdre de vue le réel de l’altérité, cause des désordres et des souffrances inconscientes que nous rencontrons dans nos vies personnelles et professionnelles. Le sujet humain est indissociable de l’environnement auquel sa dynamique subjective s’adresse.
De notre côté, nous avons travaillé à une autre évolution conceptuelle en proposant une formulation interdisciplinaire de l’inconscient à partir du schéma lacanien du Discours qui offre une représentation éclairante de l’espace intermédiaire et par suite de l’entre-deux.
Nous avons, en effet, remarqué que les quatre champs délimités par le schéma du Discours renvoyaient aux quatre principales disciplines des sciences humaines. Nous avons donc émis l’hypothèse que le lien social pouvait se définir à partir de la pluralité des sources épistémologiques qui s’y croisent et que, par conséquent, l’entre-deux pouvait être décrit comme la rencontre entre deux sphères de savoirs : une sphère psychosomatique, du côté du Sujet, et une sphère sociohistorique, du côté de l’Autre.
En suivant cette piste dans le cadre de notre étude des analyses de pratiques et des groupes de parole, nous avons pu expérimenter ce repérage épistémologique dans les mouvements de la conversation et vérifier d’une manière opérationnelle la variabilité de l’entre-deux et ses conséquences sur l’ambiance et la créativité des groupes.
Certains moments sont plus propices que d’autres pour s’initier à l’observation de ces phénomènes que l’on peut traduire en termes d’ouverture ou de fermeture de l’inconscient. Par exemple, lorsqu’un nouveau membre se présente, on observe que le nouveau lien social se noue autour d’une confrontation entre de multiples sources de références épistémologiques et que l’enjeu de la rencontre est bien d’en évaluer la compatibilité et la possibilité de les composer dans un jeu créatif.
Concrètement, il s’agit de savoir quelle part le nouveau venu donnera à ses références psychosomatiques (son vécu, ses désirs, ses symptômes, ses inhibitions, sa personnalité…) par rapport aux références sociohistoriques du collectif qui l’accueille (les métiers, les formations, les représentations, l’histoire collective, les règles en usage, les rapports hiérarchiques, l’organisation,…) et de savoir comment il va se prêter au travail de « capitonnage » collectif entre ces différentes sources de savoirs pour aboutir à un lien social solide et inventif.
Grâce au schéma lacanien du Discours qui offre la cartographie de l’espace intermédiaire dans lequel ces références viennent se relier, l’analyste peur orienter le travail d’équilibrage et de nouage qui devient nécessaire chaque fois que le réel de l’altérité les sollicite et les délie.
Cela mérite d’être étudié cliniquement de manière plus approfondie avec des exemples mais nous pouvons dire, d’ores et déjà, que c’est l’idée d’un « gradient » de l’entre-deux, évoluant des sphères de références individuelles psychosomatiques aux sphères collectives sociohistoriques, qui nous servira de cadre pour définir plus clairement les ambiances collectives et les effets que l’on peut attendre des interventions analytiques. L’ambiance d’un groupe n’est-elle pas dépendante de sa capacité à laisser l’inconscient de chacun s’exprimer sans perdre de vue ses repères collectifs ? Ce sera notre hypothèse.
Le fait de parler en termes de « références » et de « sources de savoirs » permettra, par ailleurs, de se détacher d’une lecture trop centrée sur les caractéristiques personnelles (sociologiques ou psychopathologiques) et de s’intéresser aux arrière-plans épistémologiques que l’on perçoit dans les conversations de groupes et dont on peut vérifier l’impact sur les conduites individuelles comme sur les ambiances groupales.
En d’autres termes, c’est une manière de faire évoluer les énoncés de D. Winnicott en disant que ce n’est plus « la mère » qui est déclarée « suffisamment bonne », pas plus que l’enseignant, l’éducateur ou le soignant, ce sont leurs liens au collectif qui se caractérisent par « suffisamment d’entre-deux ». Il ne s’agit plus seulement des qualités intrinsèques des membres du groupe mais du fonctionnement groupal où l’ensemble des références de savoirs (psychosomatiques et sociohistoriques) sont suffisamment accessibles et articulées tant au niveau des membres du groupe eux-mêmes qu’au niveau des personnes dont ils s’occupent.