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Interpellation LGBTQI+

Depuis plusieurs décennies, la psychanalyse est interpellée par les mouvements LGBTQI+ au sujet de certaines notions - comme « la différence des sexes » - qu’elle contribue à faire consister alors qu’elle devrait, selon eux, plutôt les déconstruire si elle a l’ambition de les accueillir et de les comprendre.

L'interpellation a, pour l'instant, surtout créé de la confusion car elle met la psychanalyse en face d'un obstacle épistémologique qu'elle n'a pas encore osé clarifier. Il ne s’agit ni d’un malentendu, ni d’un défaut originaire de la psychanalyse mais d’un effet de son institutionnalisation. Comme toutes les organisations humaines, les institutions analytiques visent à durer, il leur faut donc formaliser leurs connaissances pour les transmettre et les différencier des autres champs. Pour cela, elle a besoin de lieux et de liens avec d’autres institutions qui, en retour, connotent ses recherches et produisent de véritables confusions épistémologiques qui ne sont pas suffisamment analysées.

A l’instar de ce qui arrive à tout sujet névrosé, la communauté analytique refoule l’indicible de ses origines sous le poids des concessions qu’elle négocie avec d’autres langages et d’autres savoirs, principalement ceux de la psychiatrie et de l’université et plus récemment ceux de la formation continue. Ces affiliations langagières font entendre autrement son discours, elles créent des assimilations conceptuelles qui rendent invisibles et inaudibles certaines expériences humaines.

Concrètement, dans le champ social par exemple, tout ce qui est appelé « symptôme » par la psychanalyse n’a pas lieu d’être entendu comme un symptôme psychiatrique ni même comme un phénomène relevant de toute autre catégorie. Le symptôme analytique s’entend au singulier comme ce qui tient au corps et au psychisme d’un sujet dans ses liens sociaux particuliers. De même, « la différence des sexes » n'a pas lieu de se référer à la seule dimension anatomique puisqu'elle relève d'une opposition socialement construite des caractères sexuées. Toute classification relève d'un travail d’objectivation alors que la psychanalyse travaille à la subjectivation. Il ne devrait donc pas y avoir de problème pour elle à accepter de déconstruire cette notion. Dès ses origines, elle s'est questionnée sur la manière dont chaque inconscient, mais aussi chaque société, produisaient des mythologies de la sexualité qui déterminaient des comportements sexuels infiniment variés et indépendants de l’anatomie.

Il suffit de retracer l’histoire de la psychanalyse, comme l’a fait Florent Gabarron-Garcia, pour constater qu’il y a toujours eu des psychanalystes soucieux de faire la part du social et de l’historique pour éviter la psychiatrisation ou la psychologisation de ses notions. Freud et Lacan eux-mêmes y ont travaillé. L’oubli, voire le rejet, de certains enseignements (par exemple ceux de Vera Schmidt, de Wilhelm Reich ou de Marie Langer) s’est opéré par l’effet d’une sorte de refoulement que toute institution met en place pour éliminer ce qui paraît problématique au regard du politique ou de l’opinion publique. La « neutralité » de la psychanalyse est le nom de ce refoulement qui émousse le tranchant du « scandale » qu’elle représente comme Freud nous en avait bien avertis.

Les efforts de Freud et de Lacan pour échapper à cette tendance lourde ont échoué. L’étude de la variété des réponses subjectives aux normes sexuelles en a fait les frais tout comme les réponses aux normes culturelles, cognitives, sociales, économiques, religieuses ou politiques qui sont renvoyées aux champs d’études objectives. Cette séparation de l’objectif et du subjectif empêche d’entendre le message inconscient dans toute son étendue depuis ses inscriptions psychosomatiques jusqu’à ses inscriptions sociohistoriques. Cette « neutralisation » de la psychanalyse produit une extraterritorialité, une réduction du champ de travail qui la déconnecte de certaines sources de données et l’empêche d’entendre certaines expériences existentielles. 

Ainsi, par exemple, la position de militant, comme toute position performative, semble devenir aujourd’hui suspecte pour certains psychanalystes. Ne pas se satisfaire de l’état des choses, ne pas se satisfaire des discours qui sont tenus, ne semble plus une position mature et adaptée. Tel est l’effet désastreux de ce refoulement collectif auto-protecteur et conservateur qui dénature le projet freudien qui - faut-il le rappeler ? – a créé un langage nouveau et ouvert à la recherche pluridisciplinaire pour entendre les performances des dites « hystériques » comme des messages adressés, des réponses à leur environnement, et non comme des curiosités psychopathologiques. 

C’est la raison pour laquelle une clarification épistémologique devient urgente pour la psychanalyse si elle ne veut pas être rangée parmi les vestiges positivistes du XXème siècle.

Au-delà de ces considérations théoriques, l’enjeu d’un retour sur le langage que nous utilisons est d’ordre pratique : comment accueillons-nous aujourd’hui ceux parmi nos contemporains qui ont pris cette position performative de révéler la violence des langages, des codes, des standards comportementaux, des normes et des catégories qui emprisonnent leur parole au moment d’énoncer leur expérience, c’est-à-dire au moment de devenir des sujets ?

Revenir à Freud et à sa formidable intuition sur la pluridisciplinarité de l’inconscient, est, encore une fois, un mouvement salutaire. N’oublions pas qu’il avait menacé de sortir de l’institution qu’il avait lui-même créée lorsque ses collègues avaient voulu réserver la pratique de la psychanalyse aux seuls médecins. Aujourd’hui, après Lacan, Foucault et Deleuze, nous avons les moyens de construire une pensée et une pratique qui ne soient ni inféodées ni excluantes d’aucune des quatre disciplines fondamentales des sciences humaines que sont la biologie, la psychologie, la sociologie et l’histoire ainsi que de toutes les sous-disciplines qui en découlent et qui enrichissent nos observations et nos conceptions de l’humain.

Nous devons clarifier les rapports épistémologiques entre les savoirs pour éviter que ne perdurent ces rapports de force moyenâgeux qui créent des bastions et des batailles de positions entre le subjectif et l’objectif tout à fait stériles puisqu’ils sont attachés l’un à l’autre par la structure du langage.