Entendre le message subjectif dans toute son étendue c’est élargir le champ des données à prendre en compte en ne renvoyant pas trop vite certains signes ou certaines paroles du côté de la science et des seuls discours objectifs.
Nous avions eu la même réflexion à propos des phénomènes « dys ». Lorsqu’un analyste renvoie à la science une personne qui se plaint d’une telle difficulté, il montre que, pour lui, l’inconscient est une série de phénomènes à part alors qu’ils sont inscrits dans des processus qui peuvent tout à fait faire l’objet d’investigations scientifiques sans pour autant perdre leur nature et leur structure de message inconscient.
Le message inconscient prend sa source dans le socio-historique et dans le psychosomatique et il fonde un langage singulier en articulant des éléments qui appartiennent à des champs où la science peut exercer son travail d’objectivation.
La parole performative, c’est-à-dire une parole qui agit sur l’environnement, est un lien social particulier que certains sujets assument pleinement et dans ce cas, ils ne souhaitent pas être renvoyés aux catégories scientifiques qui chosifient leur discours ni aux formations de l’inconscient qui les coupent du collectif. Ils en appellent à une conception de l’inconscient qui fasse pont entre l’individuel et le collectif ce qui est bien le cas, en toute rigueur, depuis les origines de la psychanalyse.
Alors pourquoi, est-ce si difficile de prendre en compte le social, l’historique et le politique lorsqu’il s’agit de la variété des réponses au réel de la « différence sexuelle » ?
Concrètement, quand un garçon dit qu’il aimerait « être une fille », il ne s’attend pas à apprendre qu’il est porteur d’une « dysphorie de genre » ni qu’il a été influencé par une « épidémie ». Il ne s’attend pas non plus à être renvoyé seulement à ses découvertes anatomiques et à ses figures parentales. Le désir qu’il exprime est un positionnement multidimensionnel qui dépasse à la fois la sphère corporelle et familiale, c’est ce qui répond à la question « comment être » dans la vie telle qu’elle lui apparaît, c’est ce qui lui donne un ailleurs et un avenir dans un monde où il cherche un espace critique, de liberté et d’invention pour exister.
La conception lacanienne de l’inconscient peut tout à fait nous aider mais à la condition de franchir un nouveau retour à la pluridisciplinarité freudienne afin d’éviter l’émiettement du champ d’investigation sous l’attraction des discours scientifiques. Les éléments objectifs qui décrivent le contexte individuel et le contexte collectif ne sont pas à écarter mais à interpréter comme éléments constitutifs du discours subjectif. L’inconscient relie et articule ces éléments objectivables dans une structure qui est une structure de langage. Le discours qui est produit interroge, interpelle, provoque la parole.
L’énoncé « je voudrais être une fille » réunit des éléments inconscients du contexte individuel mais aussi du contexte collectif qu’il convient d’analyser : comment le signifiant « fille » est-il actualisé dans l’environnement ? A quoi est-il associé au sein du collectif où vit le sujet ? Comment le réel du sexuel est-il traité dans l’environnement, à l’école, dans la culture enfantine, dans les médias, dans le quartier… ?
On comprendra alors que la position performative est une réponse qui fait lien entre la manière dont le sujet traite le réel pour lui-même par ses inscriptions psychosomatiques et la manière dont ce réel est traité dans son milieu par des inscriptions qui sont sociohistoriques.
Le discours subjectif est créateur de lien social en osant produire un sens là où réside un gouffre dans le savoir pour l’individu comme pour le collectif.
Lacan a démontré comment l’inconscient fonctionnait dans une structure de langage. Il ne s’agit pas de la structure linguistique comme il l’avait formalisé dans un premier temps mais d’une structure topologique ouverte sur le vide, une structure où l’Imaginaire et le Symbolique s’articulent au Réel c’est-à-dire, justement, à ce qui leur échappe et les déborde. La science, avec ses énoncés et ses schémas, s’y attelle et ne cesse de remettre en cause ses théories dès qu’elle rencontre une situation qui leur fait exception.
La réponse des sciences humaines n’est donc pas une réponse au sujet mais à l’objet de connaissance qu’il représente pour elles. La réponse de la psychanalyse, au contraire, permet d’introduire l’expérience singulière dans la culture de tous pour que le sujet trouve des liens sociaux où il pourra exister et échapper aux normalisations et aux généralisations.
Si l’on prend pour exemple la performance des personnes qui s’habillent selon des codes différents de ceux du sexe qui leur a été assigné, nous constatons que ce fait est observé et commenté diversement par les différentes sciences humaines qui l’intègrent aux données objectives de leurs champs respectifs : les considérations anatomiques, les caractéristiques psychologiques, les processus d’influence sociale ou les évènements de l’histoire personnelle.
Mais c’est le propre de la psychanalyse d’y entendre un discours, un appel, l’effet de la rencontre avec le Réel, ce qui ne peut pas être dit autrement que par un déplacement sur des semblants et par des reconfigurations perpétuelles. Cet obstacle dans la communication est à comprendre au niveau du langage, non pas comme un manque de vocabulaire ou de formules pour le dire, comme l’éducation sexuelle voudrait le croire, mais comme un écart irréductible entre un langage personnel inscrit dans le corps et le psychisme d’un individu et un langage social inscrit dans des institutions socio-historiques propres à son collectif.
Pour la psychanalyse, transformer son apparence doit être pris comme un discours, ce n’est, a priori, ni une pathologie, ni une déviance, ni l’effet d’un trauma, même si cela peut se rencontrer par ailleurs. Assimiler une parole, une performance, à un processus objectivable et explicable indépendamment de l’activité subjective, comme on le fait avec la notion de « dysphorie de genre », est une violence à laquelle la psychanalyse ne doit pas collaborer. Elle peut entrer dans le circuit de l’aide et de l’écoute mais toujours pour représenter cet espace spécifiquement humain de la parole singulière, une parole en attente d’être entendue comme telle dans son rapport anxieux au Réel.
Il y a quelque chose à entendre chez nos contemporains qui se lancent dans de telles performances où ils sacrifient parfois beaucoup. Pour les entendre, il faut pouvoir faire retour sur nous-mêmes et observer en quoi nos choix, nos constructions sexualisées, ce que nous représentons aux yeux et aux oreilles des autres, n’est pas intangible non plus. Ce n’est ni évident ni naturel d’adopter toute la panoplie de la féminité ou de la masculinité en correspondance avec l’assignation sexuelle que nous avons reçue.
A certains moments, certains caractères de la féminité ou de la masculinité telles qu’ils nous apparaissent dans notre corps ou dans notre environnement, forment un langage, un codage de l’être, qui ne se stabilise pas dans un compromis satisfaisant. L’invention, la composition, deviennent alors nécessaires. C’est en ce sens que, pour le psychanalyste, la notion de « différence sexuelle » ne doit pas être associée aux registres objectivables de la science que ce soit la biologie, la psychologie, la sociologie ou l’histoire qui ont, chacune, des choses à en dire en tant que généralités détachées du sujet.
La « différence sexuelle » est à concevoir, au contraire, pour un sujet, comme l’un des noms du Réel c’est-à-dire sa rencontre avec « le trou dans le savoir ». Ne pas savoir « comment être » fait de chaque sujet un éternel chercheur au même titre que le psychanalyste lui-même.